mercredi 27 avril 2011

La Reine des abeilles fait son beurre

 Paru dans Le Monde

Avec sa voix grave, inflexible, sa longue crinière brune et sa forte présence sur scène, Maria Bethania règne, depuis près d'un demi-siècle, sur la musique populaire brésilienne. C'est une artiste physique, aux accents de dramaturge, et dont le chant exprime le métissage tropical du Nordeste bahianais, où elle est née. Une icône, devenue célèbre très jeune, et qui l'est restée.
Maria Bethania aime les poètes, notamment lusophones, et leurs oeuvres. Elle a innové dans son pays en entrelaçant, au fil de ses concerts, chansons et textes d'auteurs brésiliens, comme Vinicius de Moraes et Clarice Lispector, ou portugais comme Fernando Pessoa.
Voulant être, dans ce domaine, prophétesse en son pays, la chanteuse s'est lancée dans un projet ambitieux : créer un blog, intitulé "Le monde a besoin de poésie", sur lequel elle déclamera, chaque jour pendant un an, une oeuvre en vers ou en prose, d'un auteur consacré ou prometteur.
Maria Bethânia dans les années 60...

Chaque vidéoclip, d'une durée maximale de 3 minutes, sera original, filmé par le cinéaste Andrucha Waddington, et posté à heure fixe sur la Toile, à l'intention des quelque 70 millions d'internautes brésiliens.
Sur le principe, cette noble entreprise ne pouvait qu'être unanimement acclamée. C'est pourtant l'inverse qui s'est produit, dès qu'on sut les conditions financières de sa mise en oeuvre. A peine attisée, la polémique enflamma le Net. A l'origine de l'affaire se trouve la loi Rouanet (1991), du nom de son promoteur. Devenu l'outil essentiel de la politique culturelle au Brésil, ce texte permet de financer la plupart des projets par de l'argent privé grâce à de généreuses déductions fiscales, jusqu'à 100 % de l'investissement. L'Etat abandonne une part du produit de l'impôt aux entreprises qui parrainent et financent chaque année des centaines d'événements, petits et grands.
Pour Maria Bethania, comme pour beaucoup d'autres artistes, la loi Rouanet est une aubaine. Des sponsors privés indirectement subventionnés par l'argent public prendront en charge son projet poétique. Elle l'a estimé à quelque 600 000 euros. Une fois cette somme connue, le Web a commencé à bouillonner en fustigeant "le blog le plus cher du monde".
L'ironie déçue des internautes est devenue colère quand ils ont appris que la chanteuse empocherait la moitié de cette somme pour elle-même, en tant que directrice artistique d'un projet qu'elle décrit comme "révolutionnaire" et "démocratique". L'équivalent pendant douze mois d'un cachet mensuel de 25 000 euros. Tout cela, sous son propre label, dont le nom Quitanda, qui signifie "petite boutique", paraît du coup bien incongru.
En revanche, à butiner avec ferveur l'argent public - plus de 4 millions d'euros en cinq ans -, Maria Bethania mérite amplement l'affectueux surnom de "Reine des abeilles", que ses fans lui ont donné naguère en référence au premier vers d'une chanson intitulée Miel.
Bien d'autres, depuis longtemps célébrissimes et fortunés, font, eux aussi, leur miel de la loi Rouanet, comme les musiciens bahianais Caetano Veloso, frère de la chanteuse, ou son camarade Gilberto Gil, inspirateur du mouvement tropicaliste à la fin des années 1960 et ancien ministre de la culture (2003-2008) du président Lula.
Ils poussent souvent le bouchon un peu loin... avec succès. En 2009, Gil a fait financer l'un de ses DVD et Veloso une tournée, comme Maria Bethania, peu avant. La commission technique compétente avait refusé au frère et à la soeur le bénéfice de la loi : le ministre de la culture de l'époque, Juca Ferreira, a passé outre. A chaque fois, quelque 500 000 euros étaient en jeu.
Pourquoi les artistes se gêneraient-ils, puisque aucune autorité ne leur en tient grief publiquement ? Commentant la controverse autour du projet de blog poétique, l'actuelle ministre de la culture, Ana de Holanda, l'a qualifiée de "tempête dans un verre d'eau", provoquée par une "campagne contre la culture brésilienne" qui cherche à "diaboliser les artistes à succès".
La ministre est la soeur de l'écrivain et chanteur Chico Buarque. Malgré l'admiration que ces monstres sacrés inspirent, on peut à bon droit critiquer les dérives - copinages, complaisances, corruption - d'un mécanisme qui ne répond plus correctement à l'esprit originel du texte.
Les défenseurs de la loi Rouanet ont raison de souligner que, sans elle, le Brésil serait largement resté - carnaval et samba mis à part - un désert culturel. Mais il faut aujourd'hui la réformer - un nouveau texte attend depuis deux ans d'être examiné au Congrès de Brasilia - et corriger ses principaux défauts : elle profite trop aux artistes célèbres, valeurs sûres aux yeux du marché, pas assez aux créateurs inconnus ; elle concentre trop ses aides - 3 % des projets recevant 50 % de l'argent, dont la moitiédans le seul axe Sao Paulo-Rio, au détriment du reste du pays.
Plus grave : les départements de marketing des entreprises sont devenus, grâce à la loi Rouanet, les véritables maîtres d'oeuvre de la politique culturelle nationale. L'Etat, hier défaillant, car trop pauvre, affirme vouloir aujourd'hui reprendre la main sans sombrer dans le dirigisme. Vaste programme, dans cet immense Brésil, où, pour ne citer que deux chiffres, 9 % seulement des municipalités disposent d'une salle de cinéma et 60 % des habitants ne lisent aucun livre et ne pratiquent aucune activité culturelle. Faute, disent-ils, d'habitude et de goût.

langellier@lemonde.fr
Jean-Pierre Langellier Article paru dans l'édition du 28.04.11

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