jeudi 13 septembre 2012

MÉNAGE Á TROIS!

Les légendes ont la peau dure. Chez les Indiens Guarani, Tupã est le nom du Dieu mythique et tout-puissant, le créateur de l'Univers et de la lumière. Le Soleil est sa demeure.

Avant la création des humains, Tupã se maria avec la mère du Ciel, la déesse Arasy, qui habitait alors la Lune. Au lendemain de leur union, ils descendirent sur Terre pour engendrer rivières et mers, forêts et étoiles. Ce n'est qu'ensuite que Tupã créa, à l'aide d'argile, d'eau et de sang, le premier couple d'humains, une femme et un homme, un peu à son image. Connu pour être séducteur et porté sur les plaisirs de la chair, Tupã eut beaucoup d'enfants. Ensemble avec Arasy, ils encouragèrent les humains à vivre en paix, dans l'amour, et à procréer.
Tupã est aujourd'hui le nom d'une petite ville brésilienne de 65 000 habitants située au sud du pays, à mi-chemin entre São Paulo et la frontière paraguayenne, au coeur des régions guarani d'avant la colonisation. Une cité d'apparence banale, plutôt jeune et universitaire, entourée d'infinis champs de soja et canne à sucre.
Coïncidence divine ? Tupã vient d'engendrer un couple d'un genre nouveau : une union civile à trois personnes célébrée par un dépositaire de la puissance publique. En l'occurrence, un homme et deux femmes de Rio de Janeiro unis par une notaire de la ville, Claudia do Nascimento Domingues.
La nouvelle est tombée fin août, trois mois après la signature de ce contrat patrimonial. Sans surprise, elle a suscité la colère des puissances tutélaires religieuses, déjà échaudées par la reconnaissance, le 5 mai 2011, de l'union civile entre deux homosexuels par la Cour suprême de Brasilia.
"Il ne m'appartient pas de juger si cette situation est correcte ou pas", a déclaré Claudia do Nascimento Domingues, précisant que rien dans la loi brésilienne n'interdisait une telle union. "Le modèle décrit par la loi correspond à deux personnes, explique-t-elle. Mais nulle part il n'est écrit que la formation d'une famille de plus de deux personnes est un crime. En les enregistrant, je ne fais que confirmer qu'ils se reconnaissent comme une famille. Je ne marie personne et ne leur confère aucun droit. Cela est du ressort du juge." Et d'ajouter : "Ces relations ne sont pas nouvelles, elles n'ont simplement pas été reconnues."
C'est peu dire. Le trio de Rio a essuyé plusieurs refus auprès de différents notaires avant de s'adresser à Claudia do Nascimento Domingues. Elle-même s'est fait un petit nom en tant que doctorante à l'université de São Paulo. Spécialiste en droit de la famille, elle s'intéresse depuis des années à ce qu'elle appelle l'"affectivité multiple" ("poliafetiva", en portugais) - le fait d'aimer plus d'une personne au même moment. "Je ne sais pas si ce terme sera le plus adéquat, précise-t-elle à la chaîne BBC Brasil, mais c'est celui que j'ai choisi d'employer dans mes études."
Aucune des trois personnes de cette union de Tupã n'a souhaité répondre aux sollicitations des médias. On sait seulement qu'elles ont ouvert un compte bancaire commun, ce qui, d'un point de vue strictement juridique et procédurier, n'est pas répréhensible par la loi. Nathaniel Santos Batista Junior, un juriste ayant aidé à rédiger le document de cette union civile, a affirmé que l'idée avait été de protéger les droits des trois contractants en cas de séparation ou de décès d'un des partenaires.
"Nous n'inventons rien, dit la notaire de Tupã, nous ne faisons que reconnaître ce qui a toujours existé." Dans le cas des trois Cariocas, elle indique qu'ils vivent ensemble "depuis assez longtemps et se partagent les factures à payer".
Nous y sommes. L'argument fait expressément appel au concept d'"union stable", introduit dans le code civil brésilien en 2002. C'est lui qui a ouvert le chemin à la décision de la Cour suprême en 2001. Présent dans la Constitution de 1988 qui reconnaît comme "entité familiale une union stable entre un homme et une femme", les hauts magistrats ont reconnu que cette définition de la famille avait une "valeur d'exemple", mais qu'elle n'était pas "exhaustive". Bel exemple d'anticipation !
Avec cette décision historique - le Brésil est le plus grand pays catholique au monde -, les couples homosexuels en "union stable" ont obtenu exactement les mêmes droits que les couples hétérosexuels. Malgré le refus des magistrats de la Cour suprême d'avaliser le mariage homosexuel, certains juges brésiliens n'ont pas hésité ces derniers mois à convertir des unions civiles de personnes du même sexe en union maritale.
Autre signe des temps, un homme homosexuel de l'Etat du Rio Grande do Sul vient d'obtenir, quelques heures à peine avant l'annonce du ménage à trois de Tupã, un complément de "salaire maternité", après avoir obtenu le droit d'adopter un enfant. Il avait déposé un recours auprès des autorités locales après qu'une femme lesbienne, elle-même en couple civilement reconnu, eut bénéficié de cette aide financière temporaire.
"Pour le meilleur ou pour le pire, cela n'a pas d'importance, la façon dont nous considérions auparavant une famille n'est pas nécessairement celle dont nous allons considérer une famille aujoud'hui", estime Claudia do Nascimento Domingues. D'autres groupes d'"affectivité multiple" auraient pris contact avec la notaire. Les cas concerneraient un autre trio, composé cette fois d'une femme et de deux hommes, et d'un quintette de deux hommes en ménage avec trois femmes. Tupã n'en a pas fini.
bourcier@lemonde.fr